le temps d’un clip


Du Jurassique au Quaternaire, le terroir de Boutenac porte les traces de 203 millions d’années d’une complexe histoire géologique. Résumé express en 203 secondes.

Si tout le cru de Boutenac ne se résume pas aux vignes épousant les croupes de galets roulés de Gasparets, ce paysage où trône délicatement la chapelle Saint-Martin est souvent retenu comme le plus symbolique de l’appellation.
Le pittoresque n’est pas seul en cause. Les experts de l’Inao (institut national des appellations d’origine), chargés au début des années 2000 de délimiter précisément l’aire de l’appellation, avaient clairement considéré que les mollasses du Miocène, nom donné par les géologues à cette large bande de terres riches en galets, épaisse parfois d’une centaine de mètres, «constituent de très beaux substrats où pierrosité et fraction fine sont en équilibre harmonieux pour offrir à la vigne des conditions idéales pour assurer son cycle végétatif estival ».

Il n’empêche, d’une part, le terroir de Boutenac ne se limite pas à la Mollasse de Thézan ; certains sols sont bien plus anciens. D’autre part, l’origine de cette mollasse a longtemps fait débat avant d’être définitivement attribuée au comblement, depuis une douzaine de millions d’années, d’un fossé d’effondrement s’étant creusé au pied du massif des Corbières par les cailloux brinquebalés par les rivières depuis les refliefs. Deux bonnes raisons de remonter aux origines et de suivre le cours des temps géologiques.

Au départ, le jeu de la mer

Cela posé, il n’est pas simple, pour le profane, de ne pas s’égarer dans le récit des spécialistes, d’autant moins quand celui-ci court, depuis le Jurassique à nos jours, sur quelque 203 millions d’années (MA)…
Et lorsque le géologue œnophile Philippe Fauré décrypte patiemment la partition de cette symphonie des éléments, l’idée peut germer, afin de rendre ses mouvements plus “sensibles”, de convertir ces millions d’années en autant de secondes et de ficeler ainsi le story-board d’un clip de… trois minutes et vingt-trois secondes. Lequel, on va le voir, progresse à un rythme déroutant.

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L’introduction est plutôt planante : trois secondes poudrées d’argiles rouges, déposées en fond de quelque lagune en marge de l’océan naissant entre Afrique et Eurasie, la Téthys. Puis onze secondes de barbotage dans une vaste étendue d’eaux très peu profondes, « des platiers toujours très éloignés de la mer franche, tapissés d’algues stromatolites » et où vadrouillent les dinosaures. C’est alors que se déposent les dolomies et calcaires, qui constituent les fondations du Pinada. Témoin viticole actuel, la défriche de la Lauze, au-dessus de Ferrals.
Après quoi, la sédimentation s’interrompt pendant une minute quarante. L’érosion a alors tout le temps de ronger les terrains jurassiques. La bauxite échappée de la croûte rouge de la latérite du continent voisin émergé (le futur Massif central) comble les creux. Il faut avoir l’œil très exercé pour en repérer aujourd’hui les ultimes bribes perchées sur les falaises de la combe de Romanis.
On approche le mitan du clip, jusque là lancinant, et la tectonique gronde enfin en sourdine : les plaques hispanique au sud et eurasienne au nord commencent à s’écarter, un bras de mer s’ouvre progressivement direction est-ouest.
A 1 minute 43, s’esquisse le Sillon languedocien (-103 MA) : la mer gagne le nord jusqu’à hauteur de la Provence actuelle. Pendant 25 secondes se déposent dans ce bras de mer, « recouvrant le Jurassique érodé, des grès siliceux bruns rouges intercalés de marnes rouges et de poudingues à galets de quartz ». Ce sont les « Grès de la Pinède ». Nous sommes au Crétacé supérieur (-90 MA) et le Pinada se muscle à l’est, à la pointe méridionale du sillon languedocien. Puis 5 secondes suffisent pour poser les bases du Pech Tenarel; il en faudra 20 pour assoir l’ossature du massif de Fontfroide.

La tectonique s’en mêle

A 2 minutes 13, l’orchestration prend de l’ampleur : les plaques ibérique et eurasienne entament leur rapprochement, l’espace marin se referme d’est en ouest. Se creuse alors « un nouveau sillon, au nord du futur relief des Pyrénées ouvert vers le golfe de Gascogne, qui recueille les dépôts continentaux puis les vases marines sous forme de marnes grises qui ne touchent Boutenac qu’à l’extrémité orientale du sillon », à l’emplacement de Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse.
A 2 minutes 35, et pendant dix secondes (-48-38 MA), l’érosion immédiate des premiers reliefs dépose dans ce sillon la Mollasse de Carcassonne amenée par les fleuves et « associant en alternances grès, conglomérats et limons, quelques calcaires lacustres ». A la pointe la plus orientale en Corbières de ce roulement de percussions, Fabrezan, Ferrals et Villerouge recueillent alors les couches de gros galets qui formeront les plateaux de la Roudeille, Pech Fourcat et Garrigue Plane.
A 2 mn 46, l’Eocène touche à sa fin, le rythme s’accélère encore pendant 4 secondes. Le plissement pyrénéen est accentué par le serrage des plaques : aux creux et bosses succèdent des dérapages latéraux, charriages et chevauchements. « Le Pinada accuse le coup par une succession de plis d’axe nord-sud, explique Philippe Fauré. L’emblématique pli anticlinal de Barrylongue se resserre, se couche, puis se rompt. C’est ensuite l’ensemble du massif jurassique qui finit par se décoller jusqu’à chevaucher vers l’ouest les couches tertiaires, pourtant plus récentes, située entre Ferrals et Les Palais ».
A 2 mn 55, nouveau renversement : la pression se relâche, « une extension continentale provoque l’effondrement de la chaîne pyrénéenne » qui va entraîner la création du golfe du Lion (-28 MA). Huit secondes s’écoulent avant qu’un bloc se détache de la côte, parte à la dérive ; cinq secondes encore et le bloc, coupé en deux, se fixe au large : ce sont la Corse et la Sardaigne. La mer remonte à l’intérieur des terres sans atteindre Boutenac. A croire que le Pinada fait front à tous les chambardements alentour.

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Comme pour consacrer cette résistance souveraine, alors que l’extension continentale se poursuit et qu’on arrive à 3 mn 11, deux fossés d’effondrement se créent de part et d’autre de ce bloc de calcaire et de grès : l’un du côté de Camplong-Fabrezan, l’autre vers Thézan. C’est dans ce dernier surtout, tout au long de la faille qui s’est créée au sud du Pinada, que vont venir s’accumuler, portés par les torrents, les rochers déboulant des Corbières au cours du Miocène. « Grès siliceux, conglomérats, argiles, plus quelques calcaires palustres, en proportions variables ».
Ce grand mix sédimentaire, entre Saint-Laurent et Gasparets, c’est la Mollasse de Thézan. Dans le clip, ce final rock’n’roll occupe une dizaine de secondes (entre -12 et -2 MA), tel un riff décisif (1).
A 3 mn 20, il reste encore trois secondes de réverbérations ; les éboulis de grès du Pinada s’immiscent délicatement dans la mollasse du Miocène entre Fontsainte et les Ollieux. Le décor est en place. Le chœur des vignerons va monter sur scène.

La bénédiction de l’Inao

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En 2004, les experts mandatés par l’Inao pour délimiter l’aire de l’appellation Corbières-Boutenac ont passé ce terroir complexe au peigne fin, une parcelle après l’autre. Pour faire le tri, ils s’appuyèrent sur des critères sûrs, privilégiant « les sols détritiques meubles sur de grandes profondeurs, présentant une certaine proportion d’éléments grossiers (galets ou pierres) mais aussi une fraction fine déterminant une capacité de rétention en eau assurant sur la profondeur exploitée par un système racinaire puissant et ramifié une alimentation en eau suffisante et une capacité d’échange optimale entre fertilité excessive et carences notoires en macro ou oligo-éléments indispensables à une alimentation minérale équilibrée ».
A ce jeu, on l’a dit, la Mollasse de Thézan (entre -15 et 3 millions d’années), mais également la Mollasse de Carcassonne, aux gros galets arrondis, vieille de 38 à 48 millions d’années, leur semblèrent présenter cet « équilibre harmonieux entre pierrosité et fraction fine offrant à la vigne des conditions idéales pour assurer son cycle végétatif estival ». D’autres sols trouvèrent cependant grâce à leurs yeux. Ainsi, de bien plus antiques affleurements de calcaires dolomitiques que le temps a décomposé sur une assez grande épaisseur au nord du Pinada. A l’autre bout du massif, quelques tènements mêlant « conglomérats à quartz et lydiennes, grès fins ou grossiers, alternant parfois avec des lits marneux, propices à la vigne quand ils présentent le bon rapport entre terre et cailloux ». Mais aussi quelques parcelles établies sur des calcaires surmontés de sols relativement profonds ou sur des grès à flanc de collines au sud de Thézan…
Au final, l’aire de l’AOC Corbières-Boutenac délimitée en 2005 s’étendra sur 2668 hectares répartis sur dix communes, dont un peu plus du quart sur le territoire de la commune de Boutenac. •

(1). « Riff musical ou rift ? s’interroge Philippe Fauré. Ce pourrait être un intéressant jeu de mots : le rift est l’étape ultime de l’extension. Celui qui se crée dans le Golfe du Lion est responsable du Fossé de Thézan, comme de la migration du bloc corso-sarde… C’est donc bien aussi un rift décisif ! »



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De l’influence du grès sur les vins

En 1897, l’œnologue Lucien Sémichon, le premier à tenter de caractériser les vins des Basses-Corbières, considéra qu’« un certain nombre des vins de cette région possèdent un bouquet particulier donné par les terres gréseuses du Crétacé ».
Dans les années 1980, l’agronome Jean-Claude Jacquinet nota pour sa part que
« la présence du grès est un élément fondamental de la fraîcheur des vins de Boutenac. Ce, pour une raison essentielle : à la différence des sols calcaires, très fissurés, le grès favorise la rétention de l’eau dans le sol ».
« Tout dépend de la nature des grès, nuance aujourd’hui le pédologue Stéphane Follain. En général, les formations sur grès ont une réserve faible. Par contre, les formations à dominante de grès - qu’ils soient colluvionnés ou sous forme d’alluvion - présentent une réserve en eau plus élevée. Dans ce cas, le grès est non en place, il a subi un transport et s’est amalgamé avec les autres matériaux au contact ».
C’est ce qu’on observe dans les mollasses du secteur de Boutenac. Le vigneron Jean-Marc Reulet peut en témoigner : « C'est là où l’on rencontre un mélange de toutes les origines de sols, avec de la profondeur et une partie non négligeable de sable (d'origine gréseuse et parfois éolienne) que l'alimentation hydrique est la plus régulière. Alors que les sols de grès où la roche mère affleure sont sensibles à la sécheresse. Le sable, s’il favorise la percolation, est aussi intéressant en surface en freinant l'évaporation, qui chez nous est aussi importante que la pluviométrie ou la capacité de rétention ».
« Les textures sableuses sont moins favorables à la prolifération des pathogènes, donc la conduite en bio est plus facile », note encore Stéphane Follain. « Et ces sables de grès, le plus souvent acides, empêchent la levée des herbes et donc leur concurrence », ajoute Jean-Marc Reulet.

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L’œnologue Marc Dubernet fait de son côté le lien entre la fraîcheur des vins et l’acidité de certains sols, « du fait de la présence du grès ».
A l’ombre des galets roulés et autres gros cailloux, généralement tenus pour cause première de la vigueur des vins, le mélange grès-argile serait-il la botte secrète du cru Boutenac, la source de l’élégance de ses vins, de ce « côté caressant » et de « la noblesse discrète, dans la subtilité » que leur reconnaît invariablement Marc Dubernet ?
« C’est la part de mystère qui fait les grands vins… C’est passionnant ! » conclut Stéphane Follain.•

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